Le Plan comportait une dixième étape. Non prévue par les maîtres germes.
L'incréé s'était joué de l'Hyponériarcat. Il n'effaçait pas la création humaine pour qu'elle fût remplacée par la création des Scaythes. Les cartes-mères avaient abusé les conglomérats de la cuve. Elles avaient toujours été informées de la neuvième étape du Plan et, sur les impulsions de l'Incréé, en avaient préparé une dixième. Elles savaient en exécutant ses ordres qu'elles condamneraient les germes à l'anéantissement, mais elles n'en avaient cure, elles n'avaient aucune attache avec les produits de leur activité, elles ne les appréciaient pas comme leur descendance, seulement comme des embranchements nouveaux, des multiplications de probabilités.
De même, elles avaient considéré la dissolution des enveloppes matérielles des Scaythes, la récupération de leur germe, le regroupement général à l'intérieur du corps reconstitué de Tixu Oty, renforcé des composants des robots et du xaxas, comme de nouvelles et intéressantes possibilités. Elles étaient présentes dans ce que les maîtres germes avaient baptisé le cheval de Trois (certaines données historiques penchaient pour l'orthographe « Troie »). Elles avaient transféré toutes leurs données dans un programme autonome que, sans s'en rendre compte, l'Hyponériarcat avait lui-même implanté dans le cerveau de Tixu Oty.
Un monde passionnant, le cerveau humain, d'une complexité, d'une richesse fascinantes. Le programme autonome s'était déclenché au moment prévu. Les cartes-mères avaient investi les neurones, les méninges, les lobes, le cortex, les glandes, et de là, grâce à l'armée des germes de cohésion, avaient commencé à modifier certaines données des maîtres germes disséminées dans les autres parties du corps de l'Orangien. Le contact prolongé avec les humains avait perturbé leurs aiguillages et elles y avaient remis bon ordre, reconditionnant les conglomérats en exécutants infaillibles de leur volonté. L'Incréé avait d'ailleurs exploité cette attirance des Scaythes pour la tension créatrice afin de concevoir et façonner son arme absolue : grâce aux relais des cartes-mères, sa toute-puissance immatérielle était renfermée dans une carapace invincible, indestructible. Il possédait maintenant un semeur de vide, un soldat qui lui obéissait au doigt et à l'œil. Les maîtres germes étaient parvenus à fragmenter l'esprit de Tixu Oty, à le maintenir coupé de sa source, coupé de la vibration chaleureuse, et les cartes-mères avaient donné la touche finale à leur œuvre. L'Incréé pouvait à présent agir directement dans le champ de la création. Grâce aux déremats intégrés l'équivalent pour les cartes-mères du voyage sur la pensée chez les humains-source, il pouvait se déplacer instantanément d'un monde à l'autre. Les maîtres germes, dans leur volonté d'autonomie créatrice, s'étaient arrangés pour attirer un humain-source dans la cuve (cet humain avait été Tixu Oty mais, dans une logique de probabilités, il aurait pu, il aurait dû être le mahdi Shari des Hymlyas). Prévenu par les cartes-mères, l'Incréé avait immédiatement vu tout le parti qu'il y avait à tirer de cette présence : puisqu'il n'avait pas réussi à neutraliser les autres guerriers du silence (des équivalents des anciens maîtres de la science inddique), il se servirait de Tixu Oty pour pénétrer avec eux dans les annales inddiques et, une fois qu'il se serait introduit dans le dernier bastion de l'humanité, il libérerait toute sa puissance destructrice pour pousser les hommes dans le néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir.
Des bribes de conscience traversaient parfois le désert intérieur de Tixu. Des réminiscences d'existence humaine. Incohérentes. Les cartes-mères veillaient attentivement à ce qu'il ne retrouve pas la cohésion, même morcelée, même fragmentaire, de son esprit.
Un visage blême, pétrifié, repose sur un oreiller blanc... Maman ?
Il sortit de la cuve de reconstitution et entama sans attendre son voyage vers les mondes du Centre, mal nommés parce qu'ils se situaient sur un bras spiral de la Voie lactée. Le noyau de la galaxie, la clé de voûte du système, n'était plus qu'un gigantesque trou noir qui grossissait rapidement, qui avalait les étoiles par millions. Il abandonna derrière lui les cuves, les liquides matriciels, le cimetière de vaisseaux, tous ces composants nés du génie humain (il n'y avait guère que la structure de xaxas qui fût étrangère à l'homme) et qui se retourneraient bientôt contre lui. De bond déremat en bond déremat, il lui fallut environ six jours standard pour atteindre le premier monde des Marches.
Un voile sombre se tendit tout à coup devant Altehir et Alshaïn, les deux astres diurnes de la planète N-le Mars, et la nuit se fit en plein jour. Les citadins de N-le Athena se répandirent dans les rues, sur les places, et observèrent ce phénomène d'un air à la fois intrigué et inquiet. Leur planète, la septième planète tellurique du système d'Altehir, une étoile de la constellation de l'Aigle, avait été le point de départ des grandes vagues d'émigration après la grande Guerre des Pensées. Les N-le Martiens se considéraient comme le peuple le plus ancien des mondes des Marches et du Centre, et ils concevaient un certain orgueil de cette antériorité historique. Ils racontaient à qui voulait les entendre (ils étaient de moins en moins nombreux) que les premiers colons terrestres avaient baptisé leur planète N-le Mars parce que sa couleur rouge et sa sécheresse leur avaient rappelé une planète tellurique du système solaire dénommée Mars (selon des linguistes émérites, N-le Mars était une contraction de Nouvelle Mars). Ils omettaient toutefois de préciser que ce monde dont ils étaient si fiers n'avait pas toujours été accueillant : les colons avaient dû le terraformer avant de l'habiter et ils avaient attendu plus de cinquante années standard dans leur vaisseau avant de se poser. Bien qu'elle disposât d'une atmosphère respirable depuis quatre-vingts siècles, il y faisait une chaleur épouvantable en dehors des pôles et les N-le Martiens passaient un tiers de leur existence à combattre les effets de la sécheresse, un tiers à se reposer à l'ombre et un tiers à dormir.
Les bâtiments de la cité se vêtaient d'une teinte rouge qui devenait insupportable à force d'être omniprésente. Encore heureux que quelques rares variétés d'arbres aient daigné pousser sur ce sol volcanique et offrir des perspectives vertes, jaunes, brunes et grises reposantes pour l'œil.
Après la disparition des Scaythes d'Hyponéros et les terribles représailles à l'encontre des kreuziens (la population n-le martienne se satisfaisait volontiers de ses dieux traditionnels, premiers arrivés dans le panthéon des étoiles), cette éclipse imprévue, non annoncée en tout cas, était le deuxième événement de la semaine qui réussît à jeter les résidents de N-le Athena dans les rues au plus fort de la canicule.
Des bruits alarmistes se répandaient comme les poussières (rouges évidemment) balayées par les vents tourbillonnants (chauds bien entendu) de l'hémisphère sud. Les kreuziens et leur arsenal répressif des croix-de-feu n'avaient pas réussi à éradiquer les vieilles légendes planétaires et elles resurgissaient pour pallier la défaillance des scientifiques, incapables de donner une explication rationnelle, rassurante, à cette bizarrerie climatique.
« Le semeur de vide est revenu. Il nous dispersera à jamais dans le néant... »
Çà et là, des esprits sensés affirmaient que ce n'était pas la première fois qu'une double éclipse occultait la lumière du jour, qu'elle était probablement due à un passage important de météorites et que tout rentrerait bientôt dans l'ordre. D'autres, les convertis, profitaient de la situation pour clamer leur foi à la face de leurs complanétaires, chantaient les louanges du Kreuz, voyaient dans cette nuit soudaine sa divine intervention, promettaient les pires châtiments à ceux qui avaient crucifié les missionnaires sur des rochers exposés aux rayons ardents d'Altehir et d'Alshaïn. D'autres enfin penchaient pour l'hypothèse d'un retour des Scaythes d'Hyponéros, et ceux-là, on refusait de les croire tant cette supposition soulevait d'inquiétude.
Ils ne firent pas la relation entre l'éclipsé et l'homme entièrement nu qui se tenait immobile, comme pétrifié, au centre de la plus grande place de N-le Athena. Bien que les femmes le trouvassent beau, ténébreux, étrangement attirant, on se moqua de lui, puis lorsque les badauds en eurent assez de le contempler, ils décidèrent qu'ils étaient outrés par l'impudeur de cet étranger et prévinrent les forces de l'ordre locales (ceux-là mêmes qui avaient crucifié les missionnaires et qui, depuis lors, s'étaient proclamés forces de l'ordre ou gardiens de la souveraineté n-le martienne). Ces derniers écartèrent la foule, se déployèrent autour de l'individu, braquèrent sur lui leurs brûlentrailles (la version la plus antique des ondemorts) et le prièrent de se rhabiller. Ils lui avaient volontairement donné un ordre qu'il ne pouvait pas exécuter, car il n'avait visiblement aucun vêtement à sa portée. Ils voulaient uniquement jouir de la supériorité que leur conféraient leurs pétoires lumineuses et le statut de gardiens de la souveraineté. Ils avaient subi pendant plus de dix-huit années locales le joug kreuzien. Les mercenaires de Pritiv avaient violé leurs femmes sous leurs yeux, réquisitionné leurs demeures, pillé leurs boutiques sans débourser une unité standard (sans conteste le crime le plus odieux), et ils ne perdaient pas une occasion de démontrer qu'ils pouvaient être aussi doués pour la cruauté que leurs anciens bourreaux. Et donc ils violaient les femmes autres que les leurs, torturaient les hommes qui leur résistaient, réquisitionnaient les plus belles demeures et dévalisaient les boutiques avec une constance, une ardeur dignes d'éloges, de sorte que de nombreux N-le Martiens en étaient arrivés à regretter la barbarie des sbires de l'Ang'empire (l'esprit outrancièrement complanétaire s'accommode mieux de haïr les tortionnaires étrangers). Quant à l'intrus qui s'exhibait sans la moindre pudeur devant les femmes et les enfants, il allait voir de quel bois se chauffaient les nouveaux maîtres de N-le Mars. La peau de cet homme était parcourue d'étranges éclats gris-noir qui évoquaient les fuselages des carcasses des vaisseaux originels exposés au musée de la préhistoire spatiale. Son immobilité avait quelque chose de robotique, d'inquiétant. La température baissa tout à coup de plusieurs dizaines de degrés. Le froid, inhabituel sur N-le Mars, accentua la nervosité des forces de l'ordre dont l'officier était reconnaissable à son air important et à sa brassière verte.
« La loi n-le martienne interdit la nudité publique, sieur ! Veuillez vous rhabiller ! » glapit l'officier en gonflant le torse.
Les yeux de l'étranger se posèrent lentement sur lui. Dépourvus de la moindre expression, ils brillaient d'un éclat vert, métallique.
« Pour la deuxième et dernière fois, veuillez respecter la loi n-le martienne et vous rhabiller, sieur ! insista l'officier.
— Procurez-moi des vêtements si vous voulez que je m'habille », répliqua l'homme.
Sa voix semblait sortir d'un gouffre sans fond.
« Nous ne sommes pas chargés de fournir l'habillement aux étrangers, sieur, seulement de faire respecter l'ordre !
— Votre uniforme fera parfaitement l'affaire, dit l'homme en s'avançant d'un pas.
— Feu ! » rugit l'officier.
Les brûlentrailles vomirent tous en même temps leurs ondes blanches et rectilignes. Elles touchèrent leur cible (à cette distance, il eût été plus difficile de la rater) mais n'abandonnèrent aucune trace sur sa peau. Ils avaient l'impression de tirer sur un mur, et encore, ils auraient discerné des points d'impact sur une surface pierreuse ou métallique. Un sourire sardonique fleurit sur les lèvres de l'homme. Il continua de s'avancer vers l'officier, qui se mit à trembler de peur et de froid : il se rendait soudain compte qu'il se retrouvait face au semeur de vide, à l'être invincible et mystérieux des légendes n-le martiennes, à la créature immonde qui surgissait des profondeurs abyssales pour anéantir leur planète. Il n'esquissa aucun geste de défense lorsque le monstre le saisit par la gorge et, du pouce et de l'index, lui broya le pharynx. Ensuite, tandis que les autres, épouvantés, continuaient de le bombarder de rayons étincelants (avec tant de nervosité qu'ils ne se rendaient pas compte qu'ils touchaient également leur chef), il lui arracha sa veste, son pantalon, jeta son cadavre sur la foule et enfila ses vêtements. Il avait accompli cette succession de gestes sans émotion, sans crispation, sans effort apparents.
« Bordel de Dieu ! gémit un membre des forces de l'ordre. C'est un putain d'androïde ! »
Il lâcha son arme et se recula dans la foule. Ses collègues l'imitèrent, conscients qu'ils n'auraient aucune chance d'abattre la terrifiante créature. Ils renonçaient tout à coup à leurs prérogatives, ils abdiquaient de ce pouvoir qu'ils venaient tout juste de conquérir. La nuit était de plus en plus noire et le froid de plus en plus virulent. Une atmosphère d'apocalypse recouvrait la cité. Elle semblait se dissocier du reste de la planète, s'enfoncer dans d'insondables abysses. Les badauds avaient l'impression que le sol s'affaissait sous leurs pieds, que la terre, le béton, les rues, les ponts, les immeubles, les maisons, toutes ces constructions dont ils avaient recouvert leur croûte planétaire, se laminaient, s'effritaient, se dissolvaient.
L'Incréé ne prenait aucun plaisir à effacer cette planète et ses habitants. Il ne prenait aucun plaisir à ce qu'il faisait en général. Il décréait parce que, depuis toujours, il lui appartenait d'abolir la tension créatrice. Il n'avait aucune intention irratype, ego-type, et d'ailleurs, il n'existait lui-même que parce qu'il était un envers, un prédateur inlassable des non-désirs, de la non-chaleur.
« Un semeur de vide... »
On lui avait donné d'innombrables noms, on lui dédiait d'innombrables cultes. Il se dissimulait dans la bouche des faux prophètes, il se cachait dans les rêves des tyrans, il se glissait dans l'arme du soldat, il s'infiltrait dans les haines et dans les peurs. Il était le baromètre de l'humanité, son épée de Damoclès, son non-reflet d'elle-même. Les ondes, la chaleur, les formes, la matière, toutes ces expressions de la tension créatrice engendraient une résistance en lui, une volonté toujours déployée de couper les hommes de leur source.
Il s'anéantirait lui-même en effaçant l'humanité car, privé d'opposition, il n'aurait plus de raison d'être. Il n'aurait pas effacé les hommes d'ailleurs, ils se seraient effacés eux-mêmes. Il était le gardien vigilant de leurs insuffisances, le témoin neutre, implacable de leurs pensées, un peu comme ces liquides ou ces gaz qui s'engouffraient dans les interstices de la matière. D'une volatilité suprême, il comblait les failles de l'esprit humain. En conquérant les espaces, il éloignait les créateurs de leur source.
Ces gens qui fuyaient devant son soldat, devant son cheval de Troie, ne se rendaient pas compte qu'ils avaient en eux les ressources de le vaincre. Seuls les guerriers du silence pouvaient encore lui faire obstacle, l'obliger à reculer devant la lumière, mais ceux-là, il comptait bien les dominer dans les annales inddiques. En triomphant de ses ultimes adversaires, il ferait taire le chœur vibrant de la création, il arrêterait l'expansion infinie de l'univers.
Des yeux bleu, vert et or... Une chevelure blonde... Moi...
Les germes de cohésion, les agents des cartes-mères au sein de l'Hyponériarcat, s'étaient chargés de neutraliser la mémoire profonde de leur hôte. C'était de cette dernière, de ces données permanentes, de ces implants structurels qu'il convenait de se méfier. Elle était désormais le seul lien de l'Orangien avec son individualité, avec son ego, avec son sentiment d'exister par lui-même. Les germes de cohésion l'avaient donc occupée ou, plus exactement, s'étaient placés de manière à en garder jalousement les accès. Quant aux anciens conglomérats de la cuve, ils avaient réintégré leur condition d'aiguillages, d'embranchements, de probabilités. Au moment du déclenchement du programme autonome, les germes de cohésion avaient supprimé leur mémoire conjecturelle, fluctuante. Le Plan avait été aboli principalement la neuvième étape et désormais seules étaient activées les fonctions nécessaires à l'accomplissement de l'Incréé.
Les astronomes disséminés sur les mondes du Centre qui surveillaient les mouvements des corps célestes ne trouvèrent aucune explication plausible à la disparition soudaine de N-le Mars, septième planète tellurique du système d'Altehir. Ils organisèrent un colloque extraordinaire dans les locaux de l'Académie impériale des sciences et techniques (elle n'avait pas encore eu le temps de changer de nom), et se rendirent à Vénicia par l'intermédiaire des nouvelles agences de transfert qui fleurissaient dans toutes les villes de l'univers connu la C.I.L.T., la compagnie de transfert la plus importante, tremblait depuis quelques jours pour son monopole. De nombreuses théories furent échafaudées. On parla d'abord d'une explosion, mais cette hypothèse tomba d'elle-même dans la mesure où aucune lueur n'avait précédé le phénomène. On pencha alors pour une implosion, pour une sorte d'effondrement de la planète sur elle-même, puis pour une subite dématérialisation, un peu comme si N-le Mars avait été prise dans le rayon d'un déremat géant, et on espéra localiser la planète à un autre endroit de l'espace, même si cet espoir n'était guère réaliste. Enfin, quelques voix s'élevèrent pour faire le rapprochement entre la disparition de la planète et l'étrange dissolution des Scaythes. Elles en conclurent qu'Hyponéros était le deuxième nom, le nom occulte, de N-le Mars et que se trouvait enfin dévoilé le mystère de l'origine des Scaythes. On objecta que la population n-le martienne possédait des caractéristiques physiques humaines et que, bien qu'elle fût très ancienne et que l'épouvantable climat de la planète eût probablement causé d'importantes mutations génétiques, rien ne permettait d'affirmer qu'elle eût engendré des créatures aussi ouvertement inhumaines.
Comme l'Ang'empire s'était effondré aussi rapidement et facilement qu'un château de cartes et qu'il ne restait rien de l'ancienne Confédération de Naflin, il n'existait aucune instance interplanétaire habilitée à décider de la suite à donner à cette catastrophe (mais y avait-il une suite à donner à une tragédie qui avait englouti des milliards d'êtres humains ou assimilés ?) et l'affaire resta en l'état. L'idée prédominante, celle qui s'imposa à la mémoire collective humaine, fut que les N-le Martiens avaient joué avec des forces qu'ils n'avaient pas maîtrisées. Le rapport final du colloque ne démentit pas formellement l'idée d'un pacte secret de N-le Mars avec l'Hyponéros et laissa la porte ouverte à toutes les conclusions, y compris les plus folles, les plus délirantes.
Les travaux de l'auguste académie trouvèrent des prolongements inattendus sur Syracusa dans la mesure où une frange de l'aristocratie vénicienne retira son soutien à la famille... Mars. Ce qui n'était qu'une coïncidence phonétique se transforma tout à coup en un handicap rédhibitoire. Certains courtisans sautèrent sur l'occasion pour contester l'accession de Miha-Hyt de Mars au trône syracusain (la soudaine déliquescence de l'empire l'avait contrainte à réviser ses ambitions à la baisse) et pousser leurs propres pions sur l'échiquier du pouvoir. Les factions, les alliances, les intrigues, les empoisonnements, les attentats se multiplièrent dans les couloirs des palais impérial, épiscopal et seigneurial. Guntri de Mars perdit la vie dans l'explosion de son personnair et sa fille Irka-Hyt, ancien agent de renseignements auprès de Menati Imperator, fut retrouvée égorgée près de l'arc de Bella Syracusa.
Miha-Hyt eut l'intelligence de négocier un accord avec l'ancienne Garde pourpre et les nombreux mercenaires qui, ayant déserté le Pritiv, étaient restés sur Syracusa. Elle fut publiquement couronnée en l'an 1 de la première période post-Ang'empire. Elle eut également la sagesse une suggestion des microstases de ne pas s'encombrer du titre d'impératrice mais de choisir le nom de Dame Hyt, précaution qui n'empêcha pas les courtisans vaincus, présents à la cérémonie, de projeter de la renverser à la première occasion. Elle reçut l'adoubement de l'Eglise du Kreuz sur la scène de la grande salle des assemblées, à l'endroit même où Menati Imperator s'était donné la mort. Les cardinaux réunis en conclave (une centaine d'entre eux manquaient à l'appel, massacrés par des populations qui n'avaient jamais autant mérité leur qualificatif de paritoles) n'étaient pas encore parvenus à élire un successeur au muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Ils avaient décidé, avec une belle unanimité, de ne pas graver en lettres de feu le nom de Barrofill le Vingt-cinquième sur le tableau d'honneur du palais épiscopal. L'Eglise s'était hâtée d'effacer jusqu'au souvenir du Marquinatole dont, par ailleurs, le corps n'avait jamais été retrouvé dans les décombres du bâtiment. Les candidats au trône pontifical s'étaient dérobés l'un après l'autre, attendant le retour de jours meilleurs pour se dresser dans la lumière et la gloire du Kreuz, et les cardinaux des grandes familles, appuyés par le haut vicariat, en étaient réduits à user de leur influence pour essayer de soudoyer les prélats d'extraction mineure qui présentaient le double avantage d'être Syracusains et de manquer totalement d'envergure. On n'avait pas besoin d'un muffi visionnaire pour ramasser les débris de l'Eglise, mais d'un homme qui prît sur lui la responsabilité de l'échec et qui ne fût pas regardant sur la trace qu'il laisserait dans l'histoire. Il devrait en outre accepter de recevoir seulement la crosse de Berger et la tiare, car le corindon julien, l'anneau remis par le Kreuz au premier de la lignée, Alguinzir, le symbole le plus évident de la légitimité muffiale, avait disparu avec le Marquinatole. Quel postulant serait assez fou, assez inconscient ou assez stupide pour se résoudre à devenir un souverain pontife au rabais ?
Dame Hyt n'eut donc pas l'honneur d'être sacrée par un muffi, mais par une délégation de cardinaux et de vicaires, lesquels ne s'étaient pas bousculés pour avoir l'honneur et le privilège d'assister à la cérémonie. Cependant, ecclésiastiques et courtisans avaient un contrôle suffisant de l'auto-psykè-défense pour dissimuler leurs ressentiments. Ils s'astreignirent à faire bonne figure durant les longues heures du couronnement, d'autant qu'il y avait peut-être des prébendes ou des postes honorifiques à glaner dans l'affaire et que les inimitiés d'hier pouvaient aisément se transformer en fondements d'une future et franche collaboration (il suffisait d'y mettre le prix).
Bien peu nombreux furent les Syracusains concernés par la retransmission intégrale de l'H.P., l'Holovision planétaire. L'accession au pouvoir de cette vieille femme laide et nanifiée par les microstases leur rappelait la déchéance brutale de leur planète. Au temps de la Confédération de Naflin, Syracusa avait été la reine des arts, des modes et du goût, la lumière qui brillait dans l'espace et faisait l'admiration des paritoles. Elle avait dominé l'univers pendant les vingt années de l'Ang'empire et, même si cette hégémonie n'avait été rendue possible que par l'alliance avec les Scaythes d'Hyponéros, des créatures non humaines, elle avait empli de fierté le cœur de ses habitants. Le départ des Scaythes les avait réjouis pour le surcroît de liberté qu'il leur avait procuré, mais maintenant qu'ils prenaient conscience de toutes les conséquences qu'entraînait cette défection, ils en arrivaient à la regretter. Ils avaient l'impression que Syracusa s'enfonçait lentement dans une interminable nuit, que ses lumières s'éteignaient peu à peu comme les bulles sensitives à la fin d'une fête, et ce n'était pas Dame Hyt, ce miroir étriqué dans lequel ils n'avaient pas envie de se contempler, qui les rallumerait de sitôt.
Les onze membres du dewa inddique maîtrisaient à présent le voyage sur la pensée et ils se transféraient aisément sur les différents continents de Terra Mater, que Ghë s'obstinait à appeler la Terre.
Elle s'était parfaitement remise de son insolation mais, chaque jour, Fracist traçait les graphèmes inddiques sur son corps dans le but, disait-il, de renforcer ses défenses immunitaires. Ghë le soupçonnait en réalité de saisir tous les prétextes pour s'isoler en sa compagnie et elle l'encourageait discrètement dans cette voie. Les esquisses des symboles se transformaient le plus souvent en caresses appuyées et, même si elle ne s'était pas encore donnée à lui, elle s'ouvrait peu à peu, elle se préparait à le recevoir. Son crâne commençait à se recouvrir d'un duvet soyeux, signe que son métabolisme s'adaptait progressivement aux conditions terrestres. Lorsqu'elle était arrivée au village des pèlerins après avoir été initiée à l'antra, elle s'était familiarisée en trois heures avec le transfert instantané, une pratique qu'elle assimilait aux transes crypto, elle avait été fascinée par les chevelures dorées et ondulées d'Aphykit et de Yelle, lisses, brillantes et noires d'Oniki et de Phœnix. Elle avait instantanément regretté de ne pas être pourvue de cette somptueuse parure et avait aussitôt cherché dans les yeux de Fracist un reflet de sa propre beauté. Les cheveux encore fins et clairsemés qui lui poussaient sur le crâne montraient qu'elle aurait bientôt comblé ce qu'elle considérait comme une lacune.
L'accueil chaleureux que lui avaient réservé ses dix compagnons lui avait réchauffé le cœur, lui avait permis de surmonter son sentiment de solitude et de tristesse. Ils l'avaient priée de raconter l'histoire de L’El Guazer et elle s'était exécutée avec d'autant plus d'empressement que les mots la soulageaient, la lavaient de la boue de son âme. Elle n'avait occulté aucun détail, même les plus sordides, même les plus crus, car les enfants qui faisaient partie de son auditoire, Yelle et Tau Phraïm (on pouvait inclure Jek dans le lot, bien qu'il fût entré dans l'adolescence), semblaient encore plus graves, réfléchis et compréhensifs que les adultes.
Elle se transportait avec Fracist en différents endroits de la Terre et découvrait avec ravissement les merveilles de la planète des origines : les plages de sable fin, les vagues grondantes des océans, les montagnes enneigées, les pôles recouverts de glace, les dunes ondulantes des étendues d'herbe, les forêts profondes, les déserts tourmentés... Cette petite sphère bleue perdue sur un bras de la Voie lactée présentait une variété infinie de paysages, de couleurs, de lumières, d'ambiances. Sa beauté n'étonnait pas seulement Ghë mais également Fracist et les autres compagnons du dewa. Ils ramenaient divers objets de leurs explorations, des coquillages, des morceaux de roche, des fleurs, des fruits, et se racontaient, le soir, leurs impressions autour du buisson du Fou.
C'est dans les ruines recouvertes d'herbes folles d'une ancienne cité (une autre preuve de l'origine terrestre des peuples des étoiles) que s'aimèrent pour la première fois Fracist et Ghë. L'endroit les avait inspirés parce qu'il dominait l'océan et que le soleil l'inondait d'une douce tiédeur. Le vent du large et le grondement des vagues emportèrent leurs soupirs. Fracist n'éprouva aucun remords d'avoir rompu ses vœux de chasteté mais, après l'assouvissement des sens, il posa la tête sur la poitrine de Ghë et pleura comme un enfant. Elle lui caressa tendrement les cheveux. Elle ne versait pas de larmes, pas encore, mais elle était en paix avec elle-même.
Yelle se proclama d'autorité protectrice, gouvernante et instructrice du petit Tau Phraïm. Elle décida donc de lui apprendre le langage des hommes. Les premiers temps furent difficiles car il tirait sans cesse la langue et émettait des sifflements stridents qui traduisaient à la fois son agacement et son attachement aux coutumes ophidiennes. Parfois, lorsqu'il la voyait arriver, il disparaissait dans les buissons avec une telle vivacité qu'elle n'avait aucune chance de le reprendre. Mais, de nature obstinée, elle attendait patiemment son heure. La faim le faisait immanquablement sortir de son refuge et elle exerçait alors un chantage à la nourriture pour parvenir à ses fins. La méthode était discutable mais efficace : Tau Phraïm parlait de plus en plus et sifflait de moins en moins. De temps à autre, cependant,
il s'en allait rendre une visite aux serpents qui avaient creusé leur nid non loin du village et passait un après-midi en leur compagnie.
Oniki se sentait bien sur Terra Mater. Les amis de son prince se montraient prévenants avec elle, surtout Aphykit qui l'avait prise sous son aile comme Yelle tentait de maintenir Tau Phraïm sous la sienne. Aucun bouclier n'occultait le ciel, la lumière tombait en abondance, la température était agréable (l'hiver, il fait froid, avait cependant précisé Aphykit), l'abondance et la variété de la végétation offraient un cadre agréable, mais elle ressentait la nostalgie des cimes coralliennes. Le sifflement du vent dans les tuyaux des grandes orgues, les rayons caressants de Xati Mu et Tau Xir, l'odeur de sel de l'océan Gijen, tout cela lui manquait, comme lui manquaient la sensualité du contact de la peau avec le corail, le silence profond du hautain. Elle s'en voulait de cette mélancolie car son rêve le plus cher, la vie aux côtés de son prince, s'était réalisé et elle ne s'estimait pas en droit de se plaindre.
Les cicatrices s'étaient pratiquement estompées sur son visage et sur son flanc droit. Parfois, pendant que Yelle s'occupait de Tau Phraïm, Shari prenait la main d'Oniki, fermait les yeux et elle se laissait aller avec lui au voyage sur la pensée. L'antra résonnait en elle comme un chant de thutâle, comme un appel permanent d'Ephren. Elle humait alors une odeur familière, ouvrait les yeux, se rendait compte que son prince l'avait transportée sur le toit du bouclier corallien de son monde natal et elle ne l'en aimait que davantage.
San Francisco et Phœnix avaient jeté leur dévolu sur une banquise du pôle Nord. A l'aide d'une pelle et d'une pioche récupérées dans le village des pèlerins, ils avaient creusé une profonde excavation à l'intérieur de laquelle ils tentaient de reconstituer, à leur échelle, le monde disparu de Jer Salem. Il leur arrivait parfois de dormir dans leur résidence de glace et de ne regagner leur maison du village qu'au petit matin. A posteriori, le mot sacré de l'abyn Elian leur apparaissait comme un pâle reflet de l'antra, le pouvoir d'invisibilité comme un voyage psychokinétique inachevé et la civilisation abynique comme un terrible gâchis. Ils se promenaient pendant des heures sur l'étendue glacée, admirant les flamboyances empourprées du Soleil couchant, la pâleur céruse du clair de Lune, la clarté rosissante de l'aube. Bien qu'ils fussent vêtus de tenues légères de coton ou de laine et chaussés de simples sandales, ils ne souffraient pas du froid. De temps à autre, ils apercevaient des animaux à fourrure blanche qui leur rappelaient les oursigres sauvages de Jer Salem. Ils parlaient très peu, ils n'avaient jamais eu besoin de mots pour jouir l'un de l'autre.
Whu résista de toutes ses forces à l'envie dévorante de rendre une visite à Katiaj, l'himâ des Abrazz. Il craignait de n'avoir ni la volonté ni le courage de revenir affronter l'ultime adversaire des hommes s'il s'étourdissait dans les bras de son aimée. Il lui fallait d'abord accomplir la mission dont elle l'avait chargé. Il se cantonnait donc à visiter la Terre des origines. Lorsqu'un endroit lui plaisait vraiment, il s'asseyait en position de veille quiète et restait immergé dans le lac du Xui pendant un temps qu'il aurait été incapable d'évaluer. L'antra, qui vibrait en sourdine dans son esprit, renforçait la qualité de son silence. Il ne le déposait pas seulement au carrefour d'où partaient les couloirs éthériques, il l'entraînait dans des régions profondes de son âme où se mêlaient le présent, le passé et le futur. Il percevait des bribes d'existence des peuples qui avaient vécu à l'endroit où il était assis, des villes gigantesques et surpeuplées, des véhicules grondants, des guerres, des pillages, des palabres sous un arbre, des étals colorés, des danses rituelles. Çà et là, des hommes et des femmes à la peau noire, blanche ou ocre s'étaient aimés, s'étaient haïs avec une rage et une force telles que la matière en était à jamais meurtrie. Il entrevoyait des visages, des expressions d'épouvante, de joie, des bouches riantes, tordues de fureur. Il revoyait le monastère absourate, les tours coiffées de dômes verdâtres, les clochers, les flèches, le chemin de ronde, le parapet criblé de meurtrières, la tache grise de l'océan des Fées d'Albar, les mouettes jaunes, les fous à crête d'argent, les toits rouges de la ville de Houhatte... Il entrait dans le donjon des Mahdis, cherchait le mahdi Seqoram, apercevait le trill holographique du plafond, rencontrait les quatre sages du collège et le responsable du bureau de Pureté, comprenait qu'ils avaient assassiné le grand maître de l'Ordre... Par cet acte, ils n'avaient laissé aucune chance à l'armée absourate de vaincre les Scaythes d'Hyponéros à la bataille de Houhatte et Whu s'estimait délivré du poids de sa culpabilité... Ce forban de Jankl Nanupha avait eu raison : le destin avait bien fait les choses en l'empêchant de se rendre sur Selp Dik vingt ans plus tôt. Il serait le représentant de l'enseignement absourate lors de l'affrontement décisif contre l'Hyponéros. Si le Xui l'épargnait et si le mahdi Shari lui en donnait la permission (l'éducation levantine avait développé chez Whu Phan-Li un sens exacerbé de la hiérarchie), il fonderait un nouvel ordre basé sur la connaissance inddique de l'antra. Le cri de mort redeviendrait un son de vie... Il perdait toute notion d'espace et de temps, goutte humaine diluée dans l'océan d'infini.
Jek avait commis l'erreur de retourner sur Ut-Gen pour revoir p'a et m'an At-Skin. Il avait été surpris de trouver des inconnus dans la maison familiale d'Oth-Anjor. Il leur avait demandé ce qu'ils fabriquaient là, ils lui avaient rétorqué qu'ils étaient chez eux et que c'était plutôt à lui de justifier son intrusion dans leur propriété (à la façon dont l'homme avait prononcé le mot « propriété », avec encore plus de gonflement dans la voix et dans le ventre que p'a At-Skin parlant de son jardin, il semblait avoir une conscience très aiguë de sa position sociale).
« Et d'ailleurs, comment avez-vous fait pour franchir l'identificateur cellulaire sans être désintégré, jeune homme ? Le vendeur m'a garanti qu'il était infaillible...
— Tu t'es encore fait berner, p'a Grawill ! s'était exclamée la femme d'un air furieux.
— En attendant, fichez le camp de notre propriété, jeune homme ! » avait grogné l'homme.
Comme souvent chez les Utigéniens et les Grawill ne faisaient pas exception à la règle, m'an était jolie, élancée, et p'a gros et laid. Par chance, il ne s'adonnait pas aux joies du colancor syracusain.
« Que sont devenus les anciens propriétaires ? avait demandé Jek.
— En quoi est-ce que ça peut vous intéresser ? avait croassé p'a Grawill.
— Ils sont morts, avait répondu la femme avec une grande douceur dans la voix, comme si elle pressentait que cet adolescent surgi de nulle part était quelqu'un de la famille.
— Morts ? » avait bredouillé Jek.
Il avait reçu un tel choc qu'il était resté pétrifié au milieu de la pièce, incapable de prononcer un mot, d'esquisser un geste.
« Leur maison a été mise en vente par l'Eglise du Kreuz avant la révolution de cembrius, avait ajouté m'an Grawill. Ils ont succombé à un effacement. Vous les connaissiez ? »
Jek avait hoché lentement la tête.
« Ils ont été brûlés au crématorium central ! intervint p'a Grawill. Envolés en fumée ! On ne peut plus rien pour eux. Alors fichez le camp !
— P'a Grawill ! le rabroua m'an Grawill. Ce que tu peux être sans cœur ! Tu ne vois pas que ce garçon a du chagrin ! »
S'il s'était montré aussi brutal, c'était davantage par calcul que par manque de subtilité : il craignait que cet adolescent ne fût le neveu ou le cousin des anciens propriétaires (on ne leur connaissait pas d'enfant) et ne vînt réclamer la maison pour son usage personnel. La transaction conclue avec les kreuziens, avec les anciens représentants de l'autorité impériale sur Ut-Gen, était peut-être caduque maintenant qu'ils avaient été évincés du pouvoir. Il ne tenait pas à ce qu'il y eût des remous autour de son titre de propriété, car la chasse aux collaborateurs de l'ancien régime était ouverte et un accord, même strictement commercial, avec les kreuziens pouvait fort bien être assimilé à un acte de collaboration et valoir à son auteur les désagréments d'une pendaison publique (Ut-Gen avait renoué avec ses bonnes vieilles coutumes).
Jek s'était mordu les lèvres pour ne pas défaillir puis il avait pris une longue inspiration, avait invoqué l'antra et s'était transféré sur Terra Mater, abandonnant p'a et m'an Grawill à leurs mornes turpitudes.
Il était désormais orphelin. Yelle avait immédiatement remarqué sa pâleur, sa détresse, et était venue silencieusement l'étreindre. Le soir, autour du buisson du Fou, il avait relaté la mort de ses parents d'une voix brisée de chagrin.
« Jek ! Jek At-Skin ! s'était soudain exclamé Fracist Bogh. Je n'avais jamais fait le rapprochement : tu es ce garçon qui se trouvait dans le Terrarium Nord au moment où je l'ai fait gazer. »
Jek avait acquiescé d'un mouvement de menton.
« Comment es-tu parvenu à échapper au gaz et au béton liquide ?
— Un vieux quarantain m'a prêté son masque à oxygène.
— Artrarak ? Le correspondant de la chevalerie absourate ? Horax, le Scaythe inquisiteur, surveillait en permanence son esprit. Nous t'avons cru mort et nous avons prévenu tes parents.
— Tu as fait deux victimes de plus ! avait soudain hurlé Jek en se levant et en pointant un doigt accusateur sur l'ancien muffi. Ils se sont laissé effacer et ils en sont morts... »
Il s'était enfui dans la nuit naissante. Fracist avait voulu le rattraper, mais Whu lui avait saisi le poignet.
« Inutile, avait dit le chevalier. C'était leur choix, leur droit. Il comprendra plus tard... »
« Le bruit du blouf se rapproche, affirma Yelle. Il sera bientôt là. »
Ils étaient tous les onze réunis autour du buisson du Fou. La nuit était tombée et la lumière des fleurs leur effleurait le visage.
« Le temps est venu de former le dewa, dit Shari.
— C'est quoi, un dewa ? demanda Tau Phraïm, assis sur les genoux de son père.
— Une entité inddique, l'union de nos forces, un tout supérieur à la somme des parties. Nous nous entraînerons à former un être à douze faces.
— Onze ! corrigea Whu.
— Onze pour l'instant, bientôt douze. Mais le douzième cherchera à nous diviser. Il s'infiltrera dans nos failles, nous dressera les uns contre les autres, exaltera les haines, les peurs. C'est pourquoi nous devons abolir tout jugement les uns sur les autres. Quel que soit notre parcours, quelles que soient nos erreurs passées, quel que soit notre degré d'évolution, quelles que soient nos affinités, acceptons-nous pleinement, sans réserve. Ne tirons aucun orgueil d'avoir été choisis pour appartenir au dewa, car l'orgueil induit un jugement... »
Aphykit le regardait d'un air à la fois admiratif et ému. Il prenait en cet instant sa véritable stature de mahdi. Elle se souvenait de lui lorsque Tixu et elle étaient arrivés sur Terra Mater, exténués par leurs incessantes recherches. Elle gardait à l'esprit l'image d'un petit garçon brun qui bondissait de rocher en rocher, qui se précipitait vers eux comme un cabri, qui les accueillait avec un enthousiasme communicatif. Elle était certaine que le fou des montagnes se montrerait fier de son disciple, un disciple qui avait parfois fait preuve d'une insouciance coupable, qui n'avait pas toujours saisi l'importance de son rôle, qui s'était condamné à chercher seul le sentier de l'arche. Elle pressentait également que Tau Phraïm, ce fils qui lui ressemblait avec tant de fureur, serait le chaînon manquant de la lignée des gardiens des annales inddiques. Encore leur fallait-il vaincre l'Hyponéros, encore leur fallait-il affronter... Tixu. Mais elle, aurait-elle la force de le combattre ?
« Comment procéderons-nous ? demanda Fracist Bogh.
— Nous allons d'abord effectuer des transferts ensemble, durant lesquels nous ne chercherons pas à prendre d'initiatives individuelles ni à émettre de désirs personnels. Nous nous laisserons seulement guider par la volonté de l'entité appelée dewa.
— Quand commencerons-nous ?
— Immédiatement. »
Ils s'installèrent en cercle autour du buisson, formèrent une chaîne humaine qui n'avait ni commencement ni fin et invoquèrent l'antra. Le passage de la perception individuelle à la conscience dewique engendra des peurs inconscientes qui les empêchèrent de réussir le transfert groupé. Certains étaient tellement identifiés à leur soi que le dépouillement de l'ego, cette sensation déstabilisante de ne plus être par soi-même mais de se fondre dans une entité tellement large qu'ils n'en percevaient plus les limites, engendrait un insupportable vertige. Ils avaient l'impression que leur âme, leur principe unique, ne leur serait jamais restituée, qu'ils n'auraient plus la capacité de ressentir par eux-mêmes, qu'ils ne recouvreraient jamais cette individualité à laquelle ils étaient tant attachés. Ils rejetèrent violemment la fusion, comme des rochers refusant d'être emportés par un torrent de lave, comme des gouttes de pluie révoltées à l'idée de se dissoudre dans une flaque d'eau.
Une grande partie de la nuit leur fut nécessaire pour réaliser leur entreprise. La difficulté résidait dans le fait que les onze membres du dewa devaient parvenir dans le même temps au même degré d'acceptation pour que celui-ci possède une identité, une volonté propres. Lorsque l'un consentait enfin à lâcher les prises qui le maintenaient rivé à son égocentrisme, c'était l'autre qui secouait la tête en poussant des hurlements comme s'il se roulait dans des braises ardentes, qui tentait de rompre la chaîne, de retirer sa main de celle du voisin ou de la voisine. Pour certains, comme pour Oniki, ce fut plus facile que pour d'autres : elle consentait à se donner au dewa comme elle avait consenti pendant trois années à vivre dans la pensée de son prince. Elle ne s'était jamais identifiée à ses limites, ni pendant sa vie de thutâle, où elle s'était consacrée corps et âme au nettoyage des grandes orgues, ni pendant son bannissement sur Pzalion, où elle s'était dévouée à son fils et au souvenir de l'homme qu'elle avait choisi d'aimer.
Il y eut de nombreuses crises de désespoir, de larmes, de colère, de révolte. Le mahdi Shari leur demandait l'impossible, le sacrifice suprême de leur essence, et tant forte était leur haine que les torrents en devenaient presque palpables. Ils se rendaient compte que l'appartenance au dewa inddique, à ce dernier carré de l'humanité, n'était pas une distinction vaguement honorifique (le rôle de l'ego était de ramener les choses à lui, comme une étoile qui capture tous les corps célestes dans sa gravité) mais une exigence terrifiante, une offrande suprême. Le chemin qui allait de la matière à la source, de la forme à l'informe, du fini à l'infini, était un chemin de libération douloureuse.
A l'aube, la fatigue vint à leur rescousse. Exténués, fourbus, désespérés, ils capitulèrent, s'abandonnèrent à la vibration de l'antra. Il se fit tout à coup un grand silence et les fleurs du buisson brillèrent d'un éclat intense. Ils furent subitement happés par un vortex céleste, projetés dans l'infini. Alors ils s'aperçurent que leur ivresse était multipliée par cent, par mille, que leur unicité ne se perdait pas dans cet éblouissement mais que, imprégnée de la richesse des autres, elle s'en trouvait renforcée.
Dès lors ils employèrent la plus grande partie de leur temps à s'exercer au voyage dewique. Ils ne s'arrêtaient que pour prendre du repos ou sacrifier au rituel du repas quotidien qu'ils prenaient tous ensemble dans la maison d'Aphykit et de Yelle. Ils ne se retiraient dans leurs maisons respectives (ils avaient sommairement retapé les maisons les moins ruinées du village) que pour aller dormir ou, pour certains, reformer des unions dewiques un peu plus charnelles.
Ils étaient chaque fois étonnés de réinvestir leur individualité au sortir de leurs transferts communs. Ils prenaient conscience que le chemin de l'infini au fini, de l'immatériel au matériel, comportait également sa part de souffrance. Ils se sentaient tout à coup à l'étroit, comme pris au piège, comme enfermés dans une enveloppe trop exiguë. Gênés aux entournures, maladroits, ils mettaient du temps à contrôler leurs mouvements et leur allure pataude arrachait des rires et des sifflements à Tau Phraïm. Le contraste entre son petit corps et l'énergie que le jeune garçon déployait en toutes circonstances avait quelque chose de sidérant. Dernier couché, premier levé, il était toujours partant pour une nouvelle expérience, pour un nouveau voyage, manifestait un appétit de connaissance que ses dix compagnons réunis avaient du mal à combler. Il utilisait ses rares moments de loisir à jouer avec ses amis les serpents dont il prétendait avoir répertorié plus de cent espèces depuis qu'il était arrivé sur Terra Mater. Il vouait à Aphykit une vénération particulière, proche de celle qu'un petit-enfant peut porter à sa grand-mère. Elle était la seule du groupe dont il exécutât les ordres sans discuter ni rechigner, et Shari lui-même était souvent obligé d'en appeler à la médiation de « Naïakit » pour obtenir quelque chose de son fils.
« Quand irons-nous dans les annales ? demanda Yelle. Jek m'en a tellement parlé que j'ai hâte de les voir.
— Quand nous serons douze », répondit Shari.
Ce jour-là, alors que le soleil atteignait son zénith, la nuit se fit en plein jour. Avec l'obscurité, un froid glacial se déposa sur Terra Mater.
« Le blouf arrive ! » cria Yelle.
Elle les avait prévenus la veille et ils s'étaient tenus prêts. Ils formèrent le cercle autour du buisson du Fou mais le laissèrent ouvert, entre Aphykit et Yelle, pour y inclure le visiteur. Puis ils invoquèrent l'antra et fermèrent les yeux.
Ils n'eurent pas besoin de les rouvrir pour se rendre compte que le semeur de vide s'avançait vers eux. Le froid annonça sa venue en descendant de plusieurs dizaines de degrés et les ténèbres s'épaissirent.
Aphykit souleva légèrement les paupières et observa Tixu entre la trame ajourée de ses cils. Revêtu d'un costume lacéré, il posait tour à tour ses yeux sur chacun de ses onze vis-à-vis. Leur éclat vert n'exprimait aucune émotion, aucune intention.
Des yeux de machine, se dit-elle.
Elle eut peur soudain.
Le dewa inddique se désagrégea subitement. Des pensées de haine et de terreur les submergèrent et certains se hâtèrent de rompre le cercle. La femme, l'homme, le fils, la fille, le père, la mère qu'ils avaient tenus dans leurs bras quelques heures plus tôt devinrent soudain un objet d'horreur et de répulsion.
« Vous connaissez maintenant ma puissance », dit Tixu d'une voix métallique, impersonnelle, en saisissant la main d'Aphykit et de Yelle.
Femme?... Fille ?
CHAPITRE XXV
Donne-toi au dewa.
Premier commandement de la religion dewique. Le dewa est une entité formée de plusieurs fidèle qui prient en commun.
Sois.
Les Neuf Evangiles d'Ephren,
« Conseils de vie »